De l’épouse de bambou à la dame de voyage en passant par la triste effigie d’Alma Mahler, découvrez l’histoire des poupées pour adultes.

Selon l’historien Julien Arbois, les premières poupées à usage sexuel sont apparues au XVIIe siècle, nées de l’ingénieuse cervelle des navigateurs hollandais. En effet, ces derniers se seraient inspirés d’une tradition asiatique observée lors de leurs expéditions en Asie du Sud-Est, celle des « oreillers à câliner », également appelés « épouses de bambou » ou « dames de bambou » selon les contrées. Cette pratique, encore en usage de nos jours dans certains pays d’Asie, consiste tout simplement à placer une sorte de cage de forme oblongue faite de bambou tressé entre les bras et les cuisses du dormeur pour aider le corps à s’aérer et se refroidir pendant les nuits chaudes d’été. Comme suit : « c’est ma mienne ! »

Un noble coréen en compagnie de son épouse de bambou.

Mais, selon ce qu’en ont retenu les Hollandais, ce ne serait pas leur seule utilité. Clin d’œil, clin d’œil…

En effet, Julien Arbois rapporte que ces grands boudins inertes pouvaient également faire orifice office de compagne et étaient aussi employés par ces messieurs pour s’y pelotonner… et plus si affinité. Bref pour remplacer la femme lorsque celle-ci était absente ou rechignait à la besogne conjugale. L’historien rapporte encore qu’à cette même époque, les Japonais avaient coutume d’employer des « vulves artificielles faites dans des carapaces de tortues doublées de satin » qu’ils nommaient « substituts de femmes ».

Les marins hollandais auraient alors eu l’idée de confectionner, eux aussi, leurs simulacres de femmes sous la forme de poupées faites de chiffons rapiécés, non point pour s’aérer les gigots pendant la nuit, mais pour leur tenir compagnie et tromper l’ennui au cours des longues traversées. Appelées « dames de voyage » ces poupées sexuelles, embarquées à bord des navires et sur lesquelles les marins se livraient à de multiples assauts, devenaient rapidement — c’est inévitable — des nids à microbes. Malgré tout, cette pratique se répandit dans la plupart des flottes européennes de l’époque à tel point que les Anglais les surnommèrent les dutch wives (« épouses hollandaise »), les Français parlaient, quant à eux, de « femme du capitaine ». Il devait être content le capiston !

Dans la Revue internationale des produits coloniaux datant de 1938, on trouve une description des dutch wives, présentées comme « une espèce de traversin, en forme de saucisson, bourré de kapok (matière servant à rembourrer les matelas) et aucun lit ni dans les hôtels ni dans les habitations européennes et indigènes en Indes néerlandaises n’est complet sans cet objet ». Cependant, ici l’auteur se garde bien de faire une quelconque allusion au caractère sexuel de l’objet et rappelle que sa fonction est avant tout hygiénique puisque « tenu entre les genoux, il prévient la transpiration excessive et les dermatoses ». Ainsi, le voyageur qui pénètre dans sa chambre d’hôtel ne doit pas s’étonner d’y trouver le providentiel polochon alangui sur sa couche telle l’Olympia de Manet, prêt à se laisser peloter.

Mais il faudra attendre le début du XXe siècle et l’invention du caoutchouc vulcanisé pour voir apparaître la poupée gonflable. Selon l’historien Jean-Yves Mollier, c’est notamment à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900 à Paris que les premières poupées sont fabriquées pour être vendues par les commerçants ambulants, les camelots, aux riches visiteurs de l’exposition. On raconte que la police, traquant les vendeurs d’objets à caractère pornographique, en aurait saisi un certain nombre. Dans Les Détraqués de Paris (1904), René Schwaeblé relate la fabrication, par un certain « Dr P. » de « poupées fornicatoires » dotées de cheveux et de poils et répondant à toutes les attentes d’une clientèle exigeante. Dans plusieurs journaux de l’époque, on trouve la trace de Napoléon Hayard (Léon Hayard), dit l’Empereur des camelots, un joyeux drille toujours coiffé d’un chapeau melon et bien connu des Parisiens pour ses excentricités. Ce dernier aurait été inculpé d’outrage aux bonnes mœurs car, outre la vente d’images lubriques, il se serait lancé dans la commercialisation de ces fameuses femmes en caoutchouc.

Rapidement des modèles de poupées à gonfler féminines et masculines très réalistes sont fabriqués en Europe, fluides corporels inclus ! Voici ce que rapporte en 1906, le psychiatre allemand Iwan Bloch dans son ouvrage La vie sexuelle de notre temps : « Des mécaniciens habiles qui, de caoutchouc et d’autres matières plastiques, préparent des corps entiers d’hommes ou de femmes qui, comme les hommes ou dames de voyage, sont dédiés à des fins fornicatoires. Plus particulièrement, les organes génitaux sont représentés d’une manière fidèle à la nature. Même la sécrétion des glandes de Bartholin est imitée via un « tube pneumatique » rempli d’huile. De même, au moyen de fluides et d’appareils appropriés, l’éjaculation du sperme est imitée. » Gourmand, croquant. Si ces poupées pneumatiques étaient vendues à des prix exorbitants, les petites bourses pouvaient toutefois s’offrir une demi-femme à moitié prix, en optant pour le haut ou pour le bas. Malgré des recherches approfondies, je n’ai pas réussi à mettre la main sur une photographie de ces poupées en caoutchouc du début du XXe siècle. Mais pour ne pas vous laisser sur votre faim, laissez-moi vous conter la drôle d’histoire de la poupée d’Oskar Kokoschka.

Oskar est un peintre autrichien renommé qui entame, en 1912, une relation avec celle qui est devenue sa muse, sa déesse, sa reine, la belle Alma Mahler, jeune veuve du célèbre compositeur Gustav Mahler. Cette liaison est passionnée, fusionnelle, et ça en devient même un peu angoissant pour Alma qui décide, après trois ans d’idylle, de le quitter. Pour Oskar c’est le drame, il est perdu, désespéré, dévasté. Quelques années plus tard, toujours pas remis de cette séparation, il lui vint une brillante idée : faire fabriquer une poupée grandeur nature à l’effigie de sa bien-aimée. En juin 1918, il fait donc appel à Hermine Moss, une costumière de théâtre et conceptrice de marionnettes munichoises. Les exigences du peintre sont nombreuses : la poupée Alma doit être des plus réalistes et « abuser les sens ». Oskar veut « en la touchant, avoir la certitude de trouver dans cette poupée un être vivant et tendre, plus humain qu’humain ».

Lettre d’Oskar à Hermine Moos, 10 décembre 1918, © Zentralbibliothek, Zurich.

Mais l’attente est insupportable pour le peintre. En août, il fait parvenir à Hermine un tableau grandeur nature représentant Alma et ajoute une multitude de recommandations. En décembre, inquiet, il envoie un courrier à la costumière : « Peut-on ouvrir sa bouche ? Y a-t-il des dents et une langue à l’intérieur ? Je l’espère. » Patience, Oskar, ce n’est pas encore Noël !

Et voilà le travail ! Alors, heureux… ?

Enfin le grand jour arrive, le peintre et sa muse vont être à nouveau réunis ! Oui. Sauf qu’à la réception du « colis », Oskar ressent comme un malaise en voyant la vilaine physionomie de la poupée qui, il faut bien l’avouer, ressemble plus à un gentil yéti moutonnant qu’à son adorée. Après avoir fait toute une série de peintures de ce succédané d’Alma, quelques balades en calèche et même une sortie à l’Opéra, la malheureuse poupée finira décapitée et arrosée de vin rouge lors d’une soirée agitée chez Oskar Kokoschka. Sale histoire !

La poupée Alma et Hermine Moss.

Pour en revenir aux poupées gonflables, c’est seulement dans les années 1970 que les poupées en vinyle font leur apparition. Vous savez, ces femmes de baudruche au regard de poisson mort et à la bouche démesurément béante comme si elles présentaient leurs amygdales au toubib. Puis vinrent les poupées en latex et enfin, plus ressemblantes, celles en silicone. Selon l’anthropologue Agnès Giard, c’est la firme japonaise Orient Industry qui fut la première à concevoir, dès 1977, les premières poupées pour adultes dotées d’un squelette articulé que l’on appelle aujourd’hui les « love dolls ».

 

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LA BIBLIO :

Julien Arbois, Dans le lit de nos ancêtres, City Édition, 2016.

Agnès Giard, Un désir d’humain, les « love doll » au Japon, Les Belles Lettres, Paris, 2016.

Emmanuel Grimaud, « Androïde cherche humain pour contact électrique », Gradhiva, 15 | 2012.

Jean-Yves Mollier, Le camelot et la rue, Fayard, Paris, 2004.

 

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